Aux sources de la colère ibérique

Le 24 mai 2011

Dans la révolte espagnole actuelle, Internet n'a pas seulement joué un rôle de diffusion. La ley Sinde, version espagnole de la HADOPI, a été aussi été un détonateur du mouvement dans le décor économique sinistré.

Sur fond de protestations populaires qui s’amplifient en Espagne, la gauche a lourdement perdu les élections municipales. Les sit-ins qui ont émaillé l’Espagne ces 7 derniers jours devraient se prolonger jusque dimanche prochain. Passée au crible, cette révolte ne nous apprend pas seulement qu’elle s’épanouit sur la toile en général et les réseaux sociaux en particulier, mais qu’Internet et les idées contraires que s’en font politiciens et citoyens aurait contribué, avec l’aide du marasme économique, à mettre le feu aux poudres.

Lundi 23 Mai, Puerta del Sol. 20:00h. À peine tapée, l’injonction galopait sur les réseaux sociaux. Elle s’adresse aux indignados, citoyens pacifiquement furibards d’une Espagne à genoux. Rendez-vous était pris pour gonfler davantage les protestations populaires sur la place du Sol, à Madrid, ce dimanche, alors que les décomptes des élections électorales et régionales commençaient. Depuis le 15 mai, les indignés ont investi les pavés ibères et les consciences désormais embarrassées de leurs représentants politiques. Ce dimanche-là, des manifestations s’emparèrent d’une cinquantaine de villes espagnoles. Des milliers de personnes s’agglutinèrent aux cortèges, dont la composition sociale bigarrée (employés, chômeurs, retraités, étudiants) scandait les trois mots du ras-le-bol : No les votes. Ne vote pas pour eux. Dans le viseur, les paquebots politiques à la dérive, socialistes du PSOE en tête, suivis de près par les conservateurs du Parti Populaire (PP) et la formation catalane de centre droit Convergence et Union (CiU).

Rapidement, les manifestations du dimanche 15, initiées par un appel de la plateforme ¡Democracia Real Ya! (Une vraie démocratie, maintenant !), engendrèrent d’autres activités de protestation. Depuis lundi, les tentes et les slogans champignonnent à Puerta del Sol. « Je ne suis pas antisystème, c’est le système qui est antimoi » ou « Vous sauvez les banques, vous volez les pauvres » traduisent une remise en cause globale d’une économie moribonde. Le taux de chômage dépasse les 20%, atteignant même 41% pour les moins de 25 ans. Ce deuxième chiffre est le même qu’en 2009, trahissant l’incapacité du gouvernement à offrir des solutions concrètes à la crise que traverse le pays.

Un diagnostic assassin

Un rapide coup d’œil au diagnostic économique effectué par l’OCDE sur le patient hispanique, frappé d’une crise immobilière aiguë, n’incite guère à l’optimisme : « l’économie sort lentement d’une profonde récession qui aura des conséquences durables », « détérioration prononcée des finances publiques », nécessité absolue « de réformer le marché du travail », etc. En dépit de la rigueur prônée par le docteur OCDE, le Laboratoire Européen d’Anticipation Politique estime dans son dernier bulletin, qu’en Espagne, comme au Portugal, en Grèce ou au Royaume-Uni, « la diminution de la couverture sociale et les mesures d’extrême-austérité mises en œuvre [...] font exploser le nombre de pauvres ».

Fait moins connu, le pays est également traversé par une corruption tenace. A tel point que le mouvement citoyen No Les Votes a développé un Corruptodrome, où s’esquisse impitoyablement une Espagne gangrénée par la spéculation urbanistique et les détournements de fonds. Plus encore que la politique du gouvernement Zapatero (premier responsable, dans les sondages, du mal-être hispanique), c’est un air du temps dominé par les magouilles tous partis confondus et les courbettes au sacrosaint univers de la finance qui étouffe les manifestants et justifie leur descente dans la rue. Pour la jeunesse espagnole, la génération la mieux formée de l’histoire du pays, l’horizon immédiat n’a rien d’autre à proposer que le trou noir de la débrouille.

L’Islande comme modèle

Caisses de résonance de ces inquiétudes, les premières manifestations du dimanche 15 mai n’ont guère intéressé les médias traditionnels. La police y a procédé à des arrestations qui ont encouragé des manifestants à créer un campement à la Puerta del Sol afin de réclamer la libération des détenus. Lundi 16, à l’aube, les campeurs-citoyens étaient dispersés par les forces de sécurité. Il n’en fallait pas plus pour que la colère gronde sur Facebook et Twitter et se prolonge avec insistance dans la rue. Rapidement, les calicots firent référence au précédent islandais, l’élevant même au rang de modèle.

En septembre 2008, Wikileaks publiait un rapport confidentiel sur la santé extrêmement vacillante de la Kaupthing, la principale banque du pays. Un mois plus tard, le pays chutait aux frontières du chaos économique. Hördur Torfason, un prolifique auteur-compositeur2, décida alors d’organiser, tous les samedis, guitare en bandoulière et micro en main, un rassemblement devant l’Althing, le parlement islandais. La mobilisation enfla au point de forcer la dissolution du parlement, l’organisation de nouvelles élections et agit comme le déclencheur d’une nouvelle attitude politique. Les banquiers qui avaient mené le pays dans les abysses statistiques allaient être poursuivis et la constitution rénovée. Cette semaine, Torfason, le héros malgré-lui de ce mouvement citoyen de fond, publiait une vidéo où il transmettait son expérience et ses encouragements aux manifestants espagnols.

Une loi comme détonateur

A Madrid, Barcelone et ailleurs, le passage d’un mécontentement stoïque et intériorisé à la rue tirerait son origine d’une décision politique sur l’Internet : la ley Sinde, version espagnole de la HADOPI française (comprenant également des accents de LOPPSI). Cette loi, introduite comme un amendement intégré dans une package législatif plus global, la « Ley de Economía Sostenible » (Loi pour une économie durable), définit un encadrement strict de l’Internet. Elle prévoit notamment de bloquer rapidement l’accès à des sites où l’on peut télécharger des contenus sous droits d’auteur. Pour Enrique Dans, professeur à l’IE Business School de Madrid et blogueur, l’origine des manifestations serait « le moment où les trois grands partis, PSOE, PP et CiU, ont formé un pacte pour faire passer la ley Sinde, en contradiction flagrante avec la volonté d’une grande majorité de citoyens, pour faire plaisir à un lobby. Attention, ceci n’est que le début, le détonateur : à l’heure actuelle cela n’a déjà plus d’intérêt ou de pertinence dans les manifestations. [...] De l’activisme contre la ley Sinde est né le mouvement #nolesvotes (ne votez pas pour eux)».

Dans rappelle toutefois que « les véritables raisons sont, et cela n’a échappé à personne, des sujets tels que la gestion de la crise économique, la corruption, le chômage [...] et surtout, la désaffection envers une classe politique identifiée comme l’un des problèmes majeurs de la citoyenneté dans les enquêtes du CIS (le Centre des études sociologiques) ». La liste d’une quarantaine de propositions concoctées par ¡Democracia Real Ya! contient, outre un contrôle accru de l’activité des politiques (et de leur absentéisme), un volet dédié aux libertés citoyennes et à la démocratie participative. Le premier point est clair : pas de contrôle de l’Internet et abolition de la ley Sinde.

De la Place Tahrir à la Puerta del Sol : un pas infranchissable

Rapidement, la tentation d’établir une comparaison avec les précédents tunisien et, surtout, égyptien s’est installée. Certains ingrédients semblent similaires. Utilisation des réseaux sociaux pour diffuser l’information et mobiliser les foules, avènement d’un visage symbolique (les pleurs télévisuels de Wael Ghonim, cyberdissident et ancien directeur marketing chez Google au Moyen Orient, d’un côté, la tirade téléphonique de Cristina, citoyenne de Burgos, qui s’insurgea contre des commentateurs moquant les manifestations, de l’autre), situations économiques pas jolie jolie et perspectives d’avenir étriquées.

Par rapport aux ponts jetés (notamment par certains manifestants) vers les révoltes égyptiennes, Jaime Pastore, professeur de sciences-politiques, distingue un « effet d’émulation ou de contagion » notamment grâce aux comparaisons faites « avec le symbolisme de la place Tahrir ». En insistant lourdement sur la différence de situation entre des Égyptiens cherchant à faire tomber une dictature et des Espagnols voulant contribuer à une nouvelle manière de faire de la politique, Pastore ajoute, dans une autre interview :

« Les révoltés dans le monde arabe sont confrontés à de vraies dictatures et ici, nous avons une démocratie de mauvaise qualité soumise à la dictature des marchés ».

Les contextes économiques sont également différents. L’Egypte faisait face à un manque criant de produits alimentaires de base et 40% de la population vit avec moins de 2 dollars par jour. L’Espagne, elle, est confrontée à un problème systémique que l’on retrouve dans d’autres pays occidentaux. A l’échelle européenne, elle est la manifestation la plus évidente et la plus marquée d’une croissance du chômage chez les jeunes, qui a bondi de près de 5% dans l’Union Européenne entre 2007 et 2009 selon l’Organisation mondiale du travail.

« Une dose d’urgence dans l’air »

La mobilisation espagnole sur, avec et en dehors d’Internet, a, selon Pastore, d’ores et déjà créé une « nouvelle subjectivité commune, plurielle et créative ». Son impact sur le long terme et, plus précisément, l’utilisation durable des réseaux sociaux, doit encore être démontré. En Egypte, l’enthousiasme autour de la « révolution Twitter-Facebook » a très vite été relativisé. Ainsi, le nombre d’utilisateurs de Twitter se définissant comme égyptiens au moment des manifestations se situait seulement, selon les données disponibles, aux alentours de 14000. Les réseaux sociaux s’étaient avérés être un moyen efficace de communication vers l’extérieur et vers les privilégiés dotés d’une connexion à l’intérieur, mais l’essor du mouvement relevait davantage d’une mixture dans laquelle le téléphone (arabe ou cellulaire), la capacité des masses populaires (déconnectées) à rejoindre les manifestations et le rôle d’une chaîne comme Al Jazeera se sont révélés déterminants.

Comme l’explique Anne Nelson, spécialiste des nouveaux médias, dans une tribune au Guardian, « les médias sociaux peuvent apporter une contribution impressionnante quand il y a une dose d’urgence dans l’air, qui se transforme rapidement en adrénaline. Sans cette charge, l’activisme en ligne peut s’évaporer rapidement. » Au vu du dynamisme virtuel et réel étalé par les manifestants espagnols, nul doute que le sentiment d’urgence a donné une impulsion décisive à leur action. Quant aux limites et opportunités des réseaux sociaux en situation de crise mais aussi en dehors, Geek Politics y reviendra en profondeur très bientôt.


Article initialement publié sur Geek Politics

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