D’Indymedia à Wikileaks

Le 29 décembre 2010

C.W Anderson revient sur une décennie de journalisme numérique et les challenges d'une profession en perpétuelle mutation.

La première fois que j’ai entendu les mots “site miroir” j’étais assis à un bureau jonché de débris, penché sur un ordinateur, au deuxième étage d’un immeuble de la 29ème rue à Manhattan.

J’avais tout juste commencé à travailler bénévolement pour le Centre des médias indépendants de la ville de New-York (Independent Media Center)1, qui se révèlera être l’une des premières organisations de “journalisme citoyen” aux États-Unis, même si à l’époque, personne ne l’aurait appelée ainsi.
A ce moment là, l’IMC couvrait la troisième journée des actions de protestation contre le Forum économique mondial (WEF) qui se tenait à New York. C’était moins de cinq mois après le 11 Septembre, la ville était froide et sombre, les gens tendus. Très tendus. Et notre site web, Indymedia New-York, avait atteint la vitesse d’une limace.

Il va tomber en panne, murmurai-je.

Ne t’inquiète pas, me dit-on, nous avons fait une version miroir du site sur plusieurs serveurs de sauvegarde. Les mises à jour faites par les personnes qui utilisent l’Open Newswire seront affichées avec un décalage, mais les utilisateurs pourront toujours accéder au site.

J’aimerai pouvoir dire que le site Indymedia était en train de tomber parce que nous étions – comme Julian Assange – la cible de puissantes forces gouvernementales. Mais je soupçonne que la lenteur de notre site était due à une charge inattendue sur le serveur et à l’infrastructure fragile du site plutôt qu’à une quelconque conspiration mondiale.

J’ai néanmoins poussé un soupir de soulagement. Tout allait bien se passer. Quelque part, une personne qui comprenait ces histoires de “miroirs” et de “serveurs” s’occupait de tout.

Si je ressorts cette vieille histoire du journalisme citoyen en ligne c’est parce que lorsque je lis des tweets tels que : “la première vraie guerre de l’info est engagée, et le champ de bataille est Wikileaks” , je me dis que cela vaut la peine de prendre du recul et d’essayer de mettre les évènements récents en perspective. La bataille autour de WikiLeaks et les questions journalistiques qu’elle soulève sont véritablement de nouveaux développements, mais, ils sont basés sur des tendances à long terme et sur une histoire qui remonte à près de deux décennies.

L’impact de Wikileaks sur le journalisme est plus un effet de proportion que de nature ; ce qui [nous] arrive n’est pas entièrement nouveau, mais cela se passe à plus grande échelle.

Je vais parler de deux tendances générales mises en évidence ces dix dernières années dans des évènements à la pointe de “l’activisme journalistique” et qui vont, à mes yeux, changer le journalisme.

L’introduction de nouveaux «objets» propulsés par internet au cÅ“ur du métier de journaliste

Le principal changement qui a affecté le journalisme au cours de ces dix dernières années (effondrement du business modèle mis à part) a été l’introduction de nouveaux et étranges “objets de journalisme numérique” dans le flux de travail journalistique traditionnel.

Pendant la couverture du Forum économique mondial par Indymedia, ces nouveaux objets étaient les comptes-rendus des gens, avec leurs photos prises dans l’instant, et d’autres formes primitives de “journalisme citoyen”, le tout transmis en temps réel à des sites internet. Depuis 2002, nous avons vu ces formes de témoignages directs être lentement adoptées par les médias traditionnels, de l’iReport de CNN jusqu’à la série “Moment in Time” du New York Times, une série de photos crowdsourcées.

Nous constatons que les médias ont beaucoup de mal à intégrer ces quantités massives de données semi-structurées dans leur flux de travail traditionnel – certaines de ces données (mais pas toutes) provenant d’acteurs non-traditionnels comme WikiLeaks. Todd Gitlin, professeur à l’université de Columbia, qui s’appuie sur les travaux pionniers de Lev Manovich, théoricien des médias, a récemment soutenu que

… la métaphore absolue de l’information, à notre époque, est la base de données. Et cette dernière est bien plus qu’une métaphore, c’est un document qui nous montre à quoi ressemble l’information et de quelle manière on peut l’obtenir. Une métaphore est un vecteur, un condensé de significations. Une base de données est un tas.

Bien que je ne sois pas entièrement d’accord avec Gitlin sur la signification politique de WikiLeaks (révélation: Gitlin a été mon conseiller de thèse), je suis d’accord pour dire que le défi des journalistes traditionnels est d’accepter la présence de ces nouveaux et étranges objets. Quel statut journalistique accorder à une base de données ? Comment les intégrer à notre routine de travail ? Tout comme les premières photos prises par des citoyens pendant des manifestations ou sur le lieu de catastrophes naturelles ont obligé les journalistes à repenser ce qui fait office de preuve journalistique, les 250.000 mémos diplomatiques de WikiLeaks, dévoilés lentement et régulièrement, poussent les journalistes à se poser des questions semblables sur leur travail.

Il existe une différence en terme d’échelle, entre des photos prises par des citoyens et des bases de données. Et lorsque cette différence est trop importante, elle devient une différence de nature.

Mais la présence de ces étranges objets d’information extra-journalistiques n’est pas si surprenante: ces nouvelles simili-sources d’information piratent le workflow journalistique depuis des années. Ce qui est nouveau, c’est l’ampleur de la preuve qui assaille maintenant le journalisme. La question de savoir comment gérer les photos soumises par des lecteurs est une question qualitativement différente de celle de savoir comment gérer des centaines de milliers de mémos fournis par une organisation média qui se dit transparente et dont les motivations et les valeurs fondamentales ne sont pas claires.

Il suffit de voir les mémos du Département d’état comme un immense tas de documents crowdsourcés, où le mot “crowd” (foule) est remplacé par “corps diplomatique américain”, et dont le tout premier travail de collecte et d’analyse de ces documents a été réalisé par une organisation externe au département d’état.

La lente ascension des geeks de l’information

Dans le cas d’Indymedia et de Wikileaks, les développements qui ont eu un impact sérieux sur la salle de rédaction ont été alimentés par ce que j’aime appeler l’avant-garde politisée de la communauté geek en ligne. Comme l’a remarqué Gabriella Coleman, en tant que hacker anthropologue de premier plan, il n’est pas étonnant que…

…des geeks politisés qui ont grandit pendant l’ère des PC bas de gamme, de l’auto-formation à la programmation et des premières interactions virtuelles aient choisi d’utiliser des logiciels libres pour mettre en place et étendre rapidement les centres Indymedia. Les listes de diffusion et le chat (Internet Relay Chat, IRC), largement disponibles en version logiciel libre à l’époque, ont été les principaux outils de communication qui ont facilité les conversations entre les techniciens-activistes responsables de l’établissement des premiers centres Indymedia dispersés entre Washington DC, Boston, Londres, Seattle.

Dix ans plus tard, l’histoire a peu changé. Les journalistes d’aujourd’hui sont confrontés à des idéologies de “libération de l’information” et des termes comme “attaques de déni de service” (DDoS) et “sites miroirs”. Bien que ces idées et innovations n’aient pas été créées au sein de la sphère journalistique, elles ont un impact sur la circulation de l’information, et par conséquent un impact sur le journalisme lui-même.

Il y a quelques jours, j’écrivais que Wikileaks était de “l’anarchisme d’information organisé avec des conséquences journalistiques”. Ce nouveau monde où l’innovation de l’information est propulsée par les geeks exige un niveau de réponse approprié de la part de nos centres d’enseignement du journalisme comme de nos rédactions.

Le hacker occasionnellement intéressé par l’actualité mis de côté, il reste important pour les journalistes de garder à l’esprit que malgré certaines similitudes au premier abord, tous les citoyens de la culture hacker ne se ressemblent pas. Anonymous n’est pas WikiLeaks. En fait, les Anonymous et les organisations de hackers sont les premiers à dire que les DDoS n’ont rien à voir avec le hacking. Mes amis passionnés de technologie qui m’ont initié aux sites miroirs en 2002 étaient finalement assez uniques dans le monde de l’open source, car peu de gens dans ce milieu se souciaient du journalisme ou du Forum économique mondial.

Bien qu’il puisse paraître réconfortant de grossir les rangs du journalisme en y attirant tous les défenseurs de la transparence numérique, les journalistes doivent s’arrêter un instant et réfléchir : quels aspects de ces puissantes communautés en ligne faut-il adopter et lesquels laisser de côté ? Pour cela, il leur faudra considérer le chemin déjà  parcouru par le journalisme numérique depuis une décennie d’un point de vue historique, et comprendre comment les hackers et les experts en technologies transforment la circulation de l’information.

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Un grand merci à Gabriella Coleman pour ses commentaires sur une version antérieure de ce post
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Article publié en anglais sur OWNI.eu
Article publié initialement sur Nieman’s Journalism Lab sous le titre : “From Indymedia to Wikileaks: What a decade of hacking journalistic culture says about the future of news”

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Crédits photos sous licence CC : wallyg ; tsevis ; albertfoolmoon ; JacobDavis

  1. ndt : http://fr.wikipedia.org/wiki/Indymedia []

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