OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 [itw] “Le corps jugé monstrueux n’a pas d’humanité” http://owni.fr/2011/04/21/itw-handicap-le-corps-juge-monstrueux-pas-humanite/ http://owni.fr/2011/04/21/itw-handicap-le-corps-juge-monstrueux-pas-humanite/#comments Thu, 21 Apr 2011 18:27:59 +0000 Andréa Fradin http://owni.fr/?p=58447

Pierre Ancet est maitre de conférences en philosophie à l’université de Bourgogne. Sa réflexion porte sur des questions bioéthiques, relatives notamment à la confrontation au “corps jugé monstrueux”. Un individu dont l’humanité est déniée, du fait de sa difformité physique, qui entraîne une “perception instable du corps qui occulte la présence d’une autre personne et ne laisse voir qu’un être éminemment dérangeant.” Le corps difforme n’est pas des nôtres; il inspire, comme autant de boucliers de protection, fascination et répulsion.

Comment faire en sorte de dépasser le malaise généré par à ce corps jugé intolérable ? Une question qui se pose particulièrement dans le cas de l’individu handicapé, dont l’atteinte physique interdit bien souvent la reconnaissance au sein de la communauté humaine.

Comment définir le monstre au regard de préoccupations actuelles? Je pense au nucléaire, ou au transhumanisme ?

Dans le cas du transhumanisme, on n’est pas vraiment dans le cas du corps monstrueux, au sens de celui que j’ai utilisé, mais davantage dans ce que j’appellerais un processus de cyborguisation, une combinaison de la technique et de l’humain.
Il y a des similitudes dans la perception, notamment dans la combinaison attraction/répulsion. Mais dans ce processus, s’il y a une redéfinition de la nature humaine, on peut percevoir des effets positifs pour l’individu. Le cyborg n’est pas forcément néfaste. Par contre, face au corps jugé monstrueux, il y a persistance du sentiment de malaise.

Comment définir le “corps jugé monstrueux” ?

Dans mon acception, c’est quand il y a altération de la forme humaine, de la matière organique qui forme l’humain. Si celle-ci n’est pas visible, alors il ne s’agit pas du corps monstrueux, car il n’y a pas de sentiment de monstruosité. De la même façon, la notion de monstre peut être entendue au sens non plus physique, mais moral: quand on estime qu’un individu perpètre des actes qualifiés d’inhumains.

Par contre, toute modification corporelle n’est pas nécessairement monstrueuse. Dans le corps jugé monstrueux, il y a nécessairement l’idée d’une perte de repères, particulièrement quand celle-ci touche le visage, par lequel s’opère l’identification de l’humanité.

Quand l’incapacité devient surcapacité

A-t-on observé une évolution de la définition du monstre dans le temps ?

Il y a eu une très forte évolution de la norme au début du 20e siècle, qui s’est notamment traduite dans l’utilisation du terme “handicap”. C’est un changement important, car ce mot induit déjà l’idée d’une compensation de la difformité.
C’est d’ailleurs intéressant de voir qu’aujourd’hui, la compensation du handicap peut se traduire en une augmentation du corps. Il suffit de penser à Oscar Pistorius, qui coure grâce à des prothèses. L’impression qui s’en dégage est toujours dérangeante, car il y a modification de notre rapport au corps, et pourtant, la compensation est très efficace. Tellement qu’elle peut être considérée comme une amélioration. C’est un véritable retournement de l’incapacité associée au handicap en surcapacité.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Aujourd’hui, des préoccupations autour de la technique -comme nous en avons déjà parlé plus haut- ou du nucléaire, avec le drame de Fukushima, créent-elles une résurgence de la peur du monstre ?

En effet. Et elle est rationnelle.
Le nucléaire a des effets tératogènes très importants, même dans le cas d’une faible concentration. Les cas d’intoxication chimique, liées notamment à l’environnement, sont nombreux. La peur de la modification corporelle est donc légitime.
Au nord de la Russie, du côté de la mer Blanche, il y a beaucoup d’enfants abandonnés parce qu’ils sont atteints de malformations graves. C’est un conséquence visible d’une pollution environnementale et de ses effets.

Cette crainte est particulièrement visible chez les parents qui attendent un enfant. C’est la peur de l’anormalité, la volonté de conformité, qui sont très profondes pendant la grossesse. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que ce sentiment disparaît au moment de la naissance, y compris dans le cas où l’enfant né est atteint de malformations: il y a de nombreux cas de déni des parents, qui ne voient tout simplement pas ces difformités.

Ces angoisses ne sont pas irrationnelles. De nombreux exemples prouvent que la pollution environnementale pose de réelle question de santé publique et porte atteinte à l’intégrité humaine. On sait par exemple qu’à cause de l’agent orange au Vietnam, de nombreux individus ont été atteints de malformations qui ont modifié leur génome. Autrement dit, ces transformations ont été reproduites, et il est impossible de réellement en percevoir les conséquences à long terme. C’est donc une crainte diffuse; l’amplification qui en est faite est peut-être irrationnelle, mais elle est en elle-même parfaitement rationnelle. Elle fait écho au principe même de responsabilité humaine.

Jean Foucart, qui a aussi travaillé sur ces thématiques, écrit que chaque société génère ses monstres. Cette production est-elle systématique ?

En effet, il y a des normes dans toute société. Mais toute n’insiste pas sur les mêmes critères, par exemple sur l’apparence physique ou sur le comportement – je pense au handicap mental. Certaines sociétés ne les remarquent pas, par contre, elles peuvent exclure l’individu si, par exemple, il n’a pas de filiation patrilinéaire.

Quelle différence opérez-vous entre le handicap et le monstrueux?

Selon moi, le monstrueux implique des modifications physiques extrêmes, alors que certains handicaps sont à la limite des normes. Le corps jugé monstrueux doit nous affecter profondément dans notre rapport à nous même, à notre propre corps. Par exemple, dans le cas d’un polyhandicap, d’un accidenté grave ou d’un grand brûlé, on tend davantage vers la monstruosité.

L’éducation à la différence par l’accessibilité

C’est à ce titre que vous affirmez “La monstruosité n’appartient donc pas en soi à un individu, mais renvoie aux réactions de l’observateur.”. Finalement, la monstruosité renvoie moins aux malformations physiques de l’individu qu’à celui qui s’y confronte.

La monstruosité a en effet une part subjective, qui renvoie à nos expériences personnelle et sociale, liées notamment à l’éducation à la différence et à l’habitude du corps déformé. Par exemple, quelqu’un qui travaille dans un service de polyhandicapé ne voit plus le monstrueux. Il y est habitué.

L’expérience du corps jugé monstrueux retentit toujours profondément sur l’observateur, sur son corps propre. Cet impact est aussi prouvé par les neurosciences. De nombreuses expériences prouvent que voir quelqu’un bouger active les mêmes parties du cerveau que l’observateur mobiliserait en imaginant son propre mouvement. C’est le principe de neurones miroirs. Ça marche quand on regarde un grand sportif mais aussi avec un polyhandicapé. Quand on perçoit une difficulté de mouvement, nous avons nous-même l’impression que nous mouvoir est plus difficile.

En même temps, vous affirmez que la perception du corps monstrueux se définit par le fait que le sentiment de malaise puisse revenir à tout instant… Une plus grande habitude peut l’empêcher ?

Ce sentiment peut resurgir, notamment au moment de l’arrivée d’une nouvelle personne dans le service, pour continuer sur l’exemple précédent. Chaque rencontre avec un corps jugé monstrueux est particulière. Mais je crois que le conjoint d’une personne handicapée parvient à dépasser la difformité.

Le monstrueux n’a pas la possibilité d’être humain

On peut donc dépasser complètement le sentiment de malaise suscité par le corps monstrueux ?

Le monstrueux est indépassable. Dès que celui-ci devient acceptable, on est dans la notion de handicap. La monstruosité objective, en termes tératologiques, est toujours là, mais la perception change. Le corps jugé monstrueux est celui auquel on enlève l’humanité. Face à lui, il est impossible de dire “il”: ce n’est que “ça”. Le monstrueux n’a pas la possibilité d’être humain.

C’est un constat terrible. Certains individus sont donc promis à une existence dans laquelle on n’aura de cesse de nier leur humanité ?

Oui, c’est possible. Dans le cas de grands brûlés par exemple. Je crois que c’est le cas avec la personne décrite dans L’homme sans visage, de Marc Jeannerod. La rencontre avec cet homme est très troublante, car paraît-il, ses brûlures sont telles qu’il n’a vraiment aucun visage.

Quels sont nos moyens de défense aujourd’hui face au monstrueux ? Ont-ils changé dans le temps ? Car finalement, les foires aux monstres n’existent plus…

Les moyens de défense sont souvent le déni: la difformité n’existe pas, il n’y a aucun problème. Dans un second temps, on arrive souvent au stade de la compassion: j’essaie de percevoir cet individu en tant que personne, et finalement, je m’en écarte aussi. C’est très fréquent avec le polyhandicap et c’est en fait une autre forme de défense.
Après, il y a toujours un mélange de fascination et de répulsion.

Vous évoquez aussi le problème du désir dans vos travaux. La sexualité des individus atteints de difformités est-elle inacceptable pour nous ?

Effectivement, il y a dans la perception de la sexualité des individus atteints de difformité l’idée de la reproduction, qui rejoint les craintes que nous évoquions plus haut. Il y a aussi, dans le cas des personnes handicapées, l’idée d’abus qui est très présente.
Le désir dans le cas de corps jugés monstrueux est extrêmement gênante. Il est gênant de penser que cette personne me désire moi, mais il est encore pire de se représenter en train de la désirer. C’est intolérable.
En France, certains œuvrent en faveur de l’assistance sexuelle des personnes handicapées, c’est le cas de Marcel Nuss, qui essaie de sensibiliser les parlementaires à ces questions. La question devrait se développer dans les années qui viennent.

“La meilleure façon d’éviter le voyeurisme, c’est d’interagir”

La solution pour intégrer les individus atteints de difformités graves est donc de passer un maximum de temps à leur contact ?

Oui, en favorisant l’accessibilité dans les écoles, dès le plus jeune âge, dans les musées, les espaces publics. Aux États-Unis, j’ai été marqué par le fait que des personnes atteintes de difformités importantes étaient à l’accueil des musées; une situation qu’on ne voit pas en France.
L’accès ouvert aux handicapés accroît l’habitude de se confronter à des corps jugés monstrueux et facilite leur intégration.
Depuis la loi de 2005, les choses s’accélèrent en France. L’objectif est que d’ici 2015 tous les établissements publics soient accessibles aux handicapés.

Le meilleur moyen est donc de favoriser cet accès et de faire en sorte de mieux connaître ces personnes. Après, il y a aussi certaines émissions de télévision sur le handicap, pour lesquelles il est difficile de savoir si elles sont un meilleur moyen de comprendre ou un meilleur moyen de voir. Il faut toujours être prudent vis-à-vis de ce genre de démarches, qui sont toujours sur le fil. Et le seul moyen d’éviter le voyeurisme, c’est d’interagir.

L’interaction permet de réattribuer le statut d’humain aux personnes atteintes de difformités?

Permet la reconnaissance des capacités de la personne. La personne handicapée n’est vu qu’au travers de ses atteintes organiques et de l’inhumanité qui en découle.
L’approche par la capacité est absolument essentielle: des gens en développent certaines que l’on met complètement de côté car elles n’appartiennent pas au champ normal de nos facultés. Alors que celui-ci peut s’étendre : un ami polyhandicapé peut par exemple percevoir des micro-sensations. Il sent ses os, ses viscères… Ses capacités peuvent être développées mais rien n’en est fait puisqu’on en ignore l’idée même et qu’on n’y pense pas.
Il faut valoriser l’idée d’un autrement capable, qui peut totalement augmenter la définition de l’humain.

Le handicap n’induit pas forcément une vie qui ne vaut pas d’être vécue

On rejoint alors à nouveau la thématique technologique et les questionnements autour du transhumanisme…

Oui, l’important dans ces deux cas est l’incorporation, ce qu’on va faire de ces capacités; l’impact sur le corps propre.

Dans l’article sur le monstre numérique, ce que manifestait aussi la jeune fille en question c’est sa volonté de ne pas communiquer avec ses parents. Mais la technologie n’est qu’un moyen de fuite comme un autre, cela aurait pu être une tout autre bulle. Cette question ne fait pas partie des choses qui m’inquiètent le plus. Par contre, le dépistage pré-natal me fait plus peur, car le but est d’éviter le monstre. Évidemment, on ne peut souhaiter à personne d’être handicapée. En même temps, cela a un fort pouvoir de révélateur des normes d’une société et n’induit pas forcément une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue.


Illustrations CC FlickR: ciscai, afri., Clearly Ambiguous



Retrouvez tous les articles de notre dossier “monstres” sur OWNI.
- Freaks: espèce de salles obscures
- “Un nouvel appendice pour l’espèce humaine ?”

Image de Une par Loguy

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Instaurer un débat critique à l’intérieur de l’islam http://owni.fr/2011/03/25/instaurer-un-debat-critique-a-linterieur-de-lislam/ http://owni.fr/2011/03/25/instaurer-un-debat-critique-a-linterieur-de-lislam/#comments Fri, 25 Mar 2011 11:24:18 +0000 Ousmane Ndiaye http://owni.fr/?p=53353 Vous avez rejoint le premier Appel « L’islam bafoué par les terroristes » puis le deuxième « Musulmans citoyens pour les droits des femmes ». Pourquoi ?

Tout d’abord, ce sont des positions que je défends depuis des années. En 1997, lors des attentats du Caire, j’avais affirmé publiquement que le terrorisme trahissait les principes de l’islam. Et votre premier Appel contre la violence et le terrorisme le réaffirmait. Idem pour le second. J’écris depuis 25 ans, année après année, livre après livre, qu’il faut, dans le monde musulman mais pas seulement, de sérieuses réformes concernant le statut des femmes pour aller vers l’autonomie et la fin des discriminations inacceptables.

Cet Appel doit être entendu. Contrairement à ce qu’on laisse entendre, il n’est pas seulement représentatif de ceux qui le signent, mais d’une grande majorité silencieuse de musulmans. Ce texte leur donne une voix, une présence. C’est fondamental.

Des musulmans ont refusé de signer. Argument souvent évoqué : cette démarche donne l’impression de se justifier…

Je comprends la logique de l’argument, mais j’en conteste la substance. Ne pas vouloir exposer sa pensée clairement, par la crainte de verser dans la justification, revient encore et toujours à se positionner par rapport à la perception de l’autre.

Ces deux Appels signifient qu’aujourd’hui, des musulmans, sujets de leur histoire, construisent leur propre discours et le rendent audible.

Les musulmans doivent se positionner à travers un discours affirmatif, déterminé et clair.

Il ne faut plus systématiquement se demander si cette démarche sera perçue comme de la justification vis à vis d’autrui, ou comme l’expression d’un malaise. Nous ne répondons à personne, mais sommes entrain d’affirmer des principes que nous considérons comme inaliénables.

Nos Appels défendent le fait de passer d’un statut d’objets à celui d’acteur…

Il faut cesser d’être les objets de la perception d’autrui pour devenir les sujets de sa propre histoire : des acteurs de la société qui contribuent à un meilleur avenir. Il faut s’engager dans tous les débats en évitant la position de victime et, surtout, ne jamais se positionner en tant que minoritaire, mais en tant que citoyen. Par exemple, l’Appel sur la question des femmes, tout en étant porté par des voix de citoyens musulmans, expose des valeurs qui doivent être mieux respectées par toute la société.

Vous avez plaidé, dans un essai, pour un féminisme musulman. Pourquoi pas un féminisme classique, également porté par des musulmanes ?

Ces deux positions ne sont pas exclusives, et donc pas opposées. Dans mon livre, les musulmans d’Occident et l’avenir de l’islam, j’aborde l’émergence d’un féminisme musulman.

Les luttes féministes, comme sociales, ont toujours une origine, un référent culturel (ou religieux). Elles viennent d’une société donnée.

C’est pourquoi j’appelle à l’émergence de voix féminines qui, à l’intérieur de l’islam, parcourent le chemin de la tradition pour en contester certaines lectures et produire un féminisme musulman.

Sans pour autant être isolé, particulier, ou distinct des revendications du féminisme de tradition occidentale… Il y a des domaines où l’on se retrouve complètement.

Les questions portées par votre Appel, comme l’accès à l’emploi, l’autonomie dans le mariage ou l’égalité salariale ne sont pas des combats islamico-islamiques. Les revendications peuvent provenir d’une pensée développée à partir d’une autre tradition, et se retrouver dans la lutte plus globale pour l’émancipation. Il faut agir contre les discriminations et les asservissements à partir, aussi, de ses référents d’appartenance.

Les femmes ont souvent été les perdantes des révolutions du point de vue de l’évolution de leurs droits. Dans l’issue des révolutions populaires arabes, comment voyez-vous cette question ?

D’abord, il faut dire qu’aussi bien en Tunisie, en Égypte, à Bahreïn, ou encore au Yémen, les femmes sont dans ces processus de révolutions populaires. Elles les portent. Il faut saluer et encourager cette position. Maintenant, comme dans toute révolution, des espérances et des risques demeurent. Notamment, celui de se retrouver face à un repli conservateur où les droits des femmes reculeraient.

Il faut se rendre compte que, non seulement, ces révolutions ne sont pas gagnées d’un point de vue global, mais qu’il faut être vigilant et accompagner les processus d’autonomisation des femmes.

La situation actuelle dans ces pays est le miroir révélateur d’un discours occidental sur le monde arabe : soit les islamistes, soit les dictateurs.

Et tout à coup, des hommes et des femmes descendent dans la rue, se battent pour des valeurs que l’on défend et chérit, ici. Un autre type de discours émerge, pour se rassurer, affirmant que « ces mobilisations n’ont rien avoir avec l’islam ». Mais attendez, ces femmes et hommes, sont majoritairement musulmans ! Quand ils demandent la liberté, ils ne le font pas contre l’islam. Au contraire, ils nomment certaines valeurs de leur propre compréhension de l’islam.

Regardons aussi ces révolutions comme l’expression de citoyens qui, sans renier leur appartenance majoritairement musulmane, demandent, au fond, les mêmes principes que beaucoup d’autres.

Marine Le Pen a décidé de placer le « danger musulman » au cœur de la propagande du Front National. Une stratégie qui semble efficace. Comment l’expliquez-vous ?

Par les mêmes raisons qui, dans les autres pays européens, voient l’émergence de tendances populistes : l’échec ou l’absence d’une vision sociale. En France, le manque de projet social de la gauche, l’échec du Président actuel, et l’absence de vraies réponses après les émeutes de banlieues, ont mis au centre du débat les slogans populistes. Un débat sur l’identité nationale, puis sur l’islam. On s’aperçoit qu’on a utilisé le mauvais mot, donc, on le nomme « débat sur la laïcité ». Le parti au pouvoir a accepté de normaliser les thèses populistes établies selon quatre caractéristiques :

  • La première, des réponses simplistes à des questions complexes.
  • La deuxième, un mode binaire de la pensée. Il y a « nous » et « eux ». Dans « nous », les Français de « souche » et dans « eux », les « pas encore vraiment Français ».
  • La troisième, que j’appelle la politique émotionnelle, entretient la peur pour gagner des voix électorales, faute de politiques sociales.
  • Et la quatrième, le discours victimaire, avec deux axes. La rengaine de Marine Le Pen : « personne ne nous aime dans la classe politique, nous sommes attaqués de toutes parts ». Et « les Français sont victimes de ces immigrants qui viennent nous coloniser ».

Ces quatre caractéristiques sont entrées au centre du débat. Ainsi, elles ont été normalisées. C’est la conséquence de la pauvreté, de l’indigence du débat politique français. Dans l’histoire récente de l’Europe, ce n’est pas une première. En Suisse, l’UDC mène la danse à coup de slogans xénophobes. Très proche de Marine Le Pen, il est devenu le premier parti du pays, avec des scores autour de 29%. En France, les sondages donnent aujourd’hui le FN à 23%.

Face à cette montée de l’extrême droite, le Président Sarkozy donne la pire réponse : il critique le FN, tout en produisant exactement le même discours. En fait, Marine Le Pen a raison quand elle dit « continuez comme ça, je vais faire 27% ». La classe politique n’a pas de propositions valables pour contrer le Front National.

Donc de vraies problématiques existent mais demeurent très peu traités ?

Nul ne peut nier que certaines des questions posées sont réelles. C’est la manière qui est en cause. Par exemple, les prières dans la rue, le vendredi, sont un problème. Il faudrait s’interroger sur la situation et la place des lieux de cultes autonomes et indépendants en France, au lieu de transformer la problématique en peur de type « les musulmans nous envahissent ».

La force des populistes, c’est de prendre des anecdotes vraies, des situations potentiellement existantes, et de construire dessus un discours de la peur, à la fois simpliste et mobilisateur.

L’islamophobie n’est plus l’apanage originel de la droite. Certaines franges de la gauche dérivent et s’y retrouvent en exaltant quelques-uns de leurs grands combats. Par exemple, comment passe-t-on d’une défense de la laïcité à Riposte Laïque ?

C’est le même mécanisme que l’extrême droite. On part de questions réelles que l’on transforme en idéologie émotionnelle, permettant de stigmatiser une population. Riposte Laïque est un regroupement de dogmatiques. Leur vision du pluralisme est unique. Pour eux, la seule façon d’être dans la diversité, c’est de l’être à leur façon. D’où la stigmatisation et le racisme institutionnel.

L’instrumentalisation et le harcèlement politico-médiatique poussent les musulmans à s’afficher comme un bloc commun. Jusqu’à être dans des solidarités absurdes. L’immense majorité des musulmans rejettent le voile intégral, mais font tout de même bloc.

C’est aussi une stratégie ! Quand vous avez en face de vous des populistes qui, régulièrement, utilisent des signes et des symboles pour vous stigmatiser, cela aboutit à un front commun de résistance. Finalement, toutes vos capacités à participer et gérer le débat sont noyées dans la nécessité première de s’opposer à l’attaque. Donc, on s’unifie « contre », en oubliant la diversité et la richesse qu’il y a « entre ».

C’est un réflexe naturel de défense mais qu’il faudrait éviter. Nous ne pouvons en rester à un discours « contre ». Il ne faut pas une union réactionnelle, mais instaurer un débat critique, interne et constructif, malgré l’atmosphère générale qui pousse à se refermer. Nous devons gérer la diversité à l’intérieur de l’islam pour construire quelque chose de positif.

Comment déconstruire le cliché du « musulman modéré » qui accrédite implicitement la thèse des fondamentalistes en laissant entendre que l’islam est un extrémisme ?

Dans un article publié aux États-Unis, « Bons musulmans, mauvais musulmans » [en], je démontre finalement que le « modéré » est une figure socialement et politiquement construite. Le musulman « modéré» convient à celui qui le désigne. A la limite, c’est celui qui n’a pas d’opinion politique. Cette construction signifie que l’islam, intrinsèquement, mènerait à la radicalité et au soutien à la violence. Pour cette raison, il est important que les musulmans se réapproprient la façon dont ils sont présentés. C’est à eux, finalement, que revient cette responsabilité.

Au fond, le réformisme est le courant dominant qui traverse cette religion. Maintenant, aux musulmans d’utiliser le bon vocabulaire et de déterminer les définitions. Quand vous êtes sujets de votre histoire, vous êtes sujets de votre discours. Il appartient aux intellectuels et leaders d’opinions musulmans de produire un autre discours. Ces dernières années, nous évoluons dans ce sens.

Est-ce que l’émergence d’un islam d’Occident serait un antidote au fondamentalisme?

Il n’y a qu’un seul islam du point de vue des principes fondateurs. Tout le monde est d’accord. En même temps, je dis qu’un islam occidental existe, du fait de l’adaptation culturelle. Comme il y a un islam américain qui, tout en conservant des principes de pratiques universelles, s’est acculturé à la société américaine.

L’universalité de l’islam tient justement de cette capacité à maintenir des principes communs dans des cultures diversifiées. Aujourd’hui, avec ces évolutions, la question est de savoir comment résister à des lectures littéralistes et aux enfermements.

Votre réponse?

Le meilleur moyen, c’est de rester fidèle à une tradition en l’adaptant à sa culture et sa société. Sans aucun complexe. Le bien-être passe par la culture. La fidélité et le bien-être sont les meilleures armes contre la radicalisation. Une compréhension réduite de la fidélité et un malaise dans sa culture emmènent vers un islam de l’opposition.

Il faut savoir éduquer les hommes et les femmes à être fidèles aux principes, bien dans leur culture et sereins dans leur être et leur environnement. Le sentiment d’appartenance à sa société est une dimension fondamentale pour participer à son évolution. C’est que j’appelle le passage à la post-intégration. C’est l’ère de la contribution.

Sous le vocable d’islamisme, on range le terrorisme comme l’islam politique. Comment expliquez-vous cet amalgame ?

L’islam politique présenté comme un tout monolithique est une aberration. Cela n’existe que dans le fantasme de certains intellectuels. Quand vous avez à la tête de l’État saoudien des gens qui disent « en islam il n’y a pas d’élections et pas de démocratie », c’est une position idéologique. Mais nos États n’ont aucune scrupule, ni aucune crainte à discuter avec cet islam politique saoudien. En fait, celui que l’on n’aime pas, c’est l’islam politique qui nous résiste : nos États les mettent donc tous dans un même paquet. Or, une vraie diversité existe. Cette simplification est révélatrice d’un discours très inculte en Occident ; même si le manque de clarté des courants islamistes alimente cette confusion.

Le péril islamiste post révolution arabe est-il une réalité ou une projection des peurs d’ici ?

Effectivement, il y a beaucoup de fantasmes, mais aussi une façon d’éviter d’affronter ses contradictions. Parce que, pendant trente ans, on a soutenu des dictatures immondes. Dans cette crainte, il y a aussi le refus de voir dans les peuples arabes la capacité d’aller vers la démocratie.

Et je remarque que toutes ces révolutions se sont faites sans que ces peuples ne produisent de discours anti-européen ou anti-américain…

Article initialement publié sur Respect Mag sous le titre : Tarik Ramadan “Résister à tous les enfermements”

Crédit Photo FlickR CC : anw.fr / Phil Beard /srizki

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Ce bug qui exclut les étudiants étrangers du post-bac http://owni.fr/2011/02/03/ce-bug-qui-exclut-les-etudiants-etrangers-du-post-bac/ http://owni.fr/2011/02/03/ce-bug-qui-exclut-les-etudiants-etrangers-du-post-bac/#comments Thu, 03 Feb 2011 17:16:21 +0000 Olivier Ertzscheid http://owni.fr/?p=37914 Je suis universitaire, maître de conférences, et j’enseigne notamment en IUT, c’est à dire dans une formation Bac +2 qui accueille chaque année de jeunes (ou moins jeunes) bacheliers. Et une fois de plus, j’ai honte. Le ministère a mis place et généralisé depuis l’année dernière (ou il y a 2 ans, je ne sais plus) une procédure informatique appelée « admission post-bac » qui centralise toutes les demandes d’inscription (les « voeux ») dans toutes les filières universitaires (université, BTS, DUT, etc.)

Dans un état laïc et républicain, l’accès aux études est normalement garanti y compris aux jeunes de nationalité étrangère. C’est même inscrit dans un document aussi obscur que confidentiel que l’on appelle la « Constitution ». Oui mais voilà, sur « Admission Post-Bac », cette année, si l’on n’est pas de nationalité française, on n’a plus le droit de suivre des études supérieures de s’inscrire à une formation en apprentissage. C’est peu dire le niveau qu’atteint aujourd’hui mon écœurement.

Identité, éducation et exclusion nationale

Alors bien sûr, et heureusement, le lièvre a été levé par quelques vigilantes associations et syndicats, alertés par des lycéens, des parents de lycéens et quelques trop rares fonctionnaires moins soucieux de leur devoir de réserve que de leurs responsabilités citoyennes. Ils menacent de saisir la Halde (Haute autorité contre les discriminations) si rien n’est fait d’ici 8 jours (NdE : ce billet a été publié le 1er février 2011).

Le ministère de l’exclusion nationale (à moins qu’il ne s’agisse de celui de l’identité nationale, ou de l’éducation nationale, l’un des hauts-faits du sarkozysme est d’avoir vidé de leur sens l’ensemble de ces syntagmes), le ministère de l’exclusion nationale donc, a une nouvelle fois bafouillé son socle républicain, il a une énième fois cafouillé dans l’échelle de ses valeurs, après avoir :

Dans un premier temps,(…) indiqué que ces élèves ne pouvaient pas s’inscrire faute d’avoir un contrat de travail. Lundi soir, le ton était moins catégorique. La ministre de l’Enseignement supérieur a demandé au directeur général de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle de passer au crible toutes les procédures d’admission pour y traquer la moindre discrimination. (source)

Demain peut-être on nous expliquera qu’il s’agit-là d’une anomalie résultant de l’erreur humaine d’un programmeur, erreur immédiatement rectifiée dès son signalement. Je prends les paris. Navrante, consternante, aberrante, écœurante réaction qui dit tout le déni constitutionnel assumé par ceux censés en garantir les principes. Pourtant, sur Admission Post-Bac, à la rubrique « le guide du candidat », on a même droit à un document spécial pour les « candidats étrangers ».

Une procédure reconnue comme « vérolée » depuis un an…

Je veux croire que cette honte sera temporairement effacée. Et pourtant.

Pourtant l’année dernière déjà, sans que les journaux s’en fassent l’écho, quelques directeurs d’IUT et quelques chefs de département indiquaient, en « off », que la procédure « admission post-bac » pour les candidats étrangers était passablement « vérolée », « plus compliquée ou plus buggée », les mêmes préférant finalement souvent refuser en bloc le traitement des dossiers desdits candidats étrangers, en prétextant une réception hors-délai ou un élément manquant dans le dossier.

Pourtant sous couvert de simplification des procédures, de décentralisation, d’informatisation ce système autorise toutes les dérives. Il n’offre absolument AUCUNE garantie du respect des droits de chacun, sauf à présenter, comme c’est cette année le cas, un dysfonctionnement tellement patent que nul ne saurait longtemps en garantir la discrétion ou la confidentialité.

Pourtant ces dispositifs de flicage se multiplient, de la maternelle (le fameux débat « base élève ») à l’entrée à l’université et bien au-delà.

Pourtant il n’existe aujourd’hui aucun moyen qui, en connaissant la dangerosité et les risques de tels systèmes, permette de s’en affranchir.

Mais il est vrai que depuis déjà quelques années, nos différents ministres de l’éducation nationale ou de l’enseignement supérieur et de la recherche n’ont jamais permis à leurs propres enfants de fréquenter les bancs de l’école républicaine, leur préférant l’enseignement privé catholique ou les services d’un précepteur. Toute honte bue. Qu’ils s’en aillent tous.

Billet publié initialement sur Affordance sous le titre Admission post-bac: ministère de l’exclusion nationale

Illustration CC Flickr Régis Matthey.

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Intégration et vivre ensemble, des pistes sur Twitter? http://owni.fr/2010/11/03/integration-et-vivre-ensemble-des-pistes-sur-twitter/ http://owni.fr/2010/11/03/integration-et-vivre-ensemble-des-pistes-sur-twitter/#comments Wed, 03 Nov 2010 16:39:31 +0000 David Abiker http://owni.fr/?p=34552 Il y a un an à peine, j’ai ouvert un compte Twitter. Un an après, j’ai changé. Je me souviens qu’au départ, j’étais arrivé méfiant et surtout persuadé que je twitterais à ma sauce et pas à la sauce de Twitter. Je dois faire ce constat que Twitter m’a socialisé. J’entends par là que je me suis plié implicitement à ses règles communes sans trop m’en apercevoir.

Mon cas personnel n’a d’intérêt que si je peux partager ce constat avec d’autres. Quand je parle de socialisation, je ne parle pas de la mise en relation qu’implique Twitter comme Facebook. Elle va de soi. Je parle de se conformer à des rites de passage, à des usages, à des règles culturelles, langagières qui font que la communauté fonctionne mieux avec que sans, qu’elle crée des signes de reconnaissance et qu’elle intègre peu à peu ceux qui en font partie.

#grandefamille, WTF?

Quelques exemples. En arrivant, je décidai par exemple de monologuer. Quelques mois plus tard, j’ai été happé par les conversations. En commençant, je pensai ignorer la notion de pollution de TL, quelques mois plus tard j’en tenais compte même si je pollue encore. En débutant, je m’étais juré de ne jamais utiliser de Smileys ;) J’ai renoncé sans m’en apercevoir. J’ai également appris en « marchant » les éléments de langage de Twitter que je ne connaissais pas. OMG, WTF, DTC, Price Less, DM, RT, etc. Ils se sont imposés à moi et j’y ai adhéré sans contrainte ni sentiment d’obligation. J’étais un étranger et peu à peu, en m’y conformant, je me suis senti peu à peu « comme faisant partie de la famille ».

J’ai aussi découvert en quoi Twitter proposait et organisait l’intégration des nouveaux entrants. Le Follow Friday ou le coup de pouce qui permet d’arrondir le nombre de ses followers sans oublier l’appel à la solidarité qui marche si bien lorsqu’il s’agit de diffuser un CV ou une petite annonce. J’ai bien entendu et grâce à une exposition médiatique privilégiée goûté et apprécié les signes extérieurs de richesse sur le réseau : nombre de RT, nombre de Followers, des unités de mesure qui n’existent que là sous cette forme.

Une micro-société

J’ai également observé comment se reconstituent sur Twitter des ligues dissoutes, des solidarités, des rites de passage, des clans bien identifiés. J’ai compris aussi que les codes de la vie réelle s’invitent sur le réseau comme ils s’invitent autour d’une table, bourgeoise, aristo ou prolétarienne. J’ai découvert aussi que Twitter n’est pas une société idéalement égalitaire. Elle a ses barons, ses influents, ses petits, ses moyens, ses hommes, ses femmes, ses fouteurs de merde, ses anars, ses avatars à triple entrée, et bien sûr ses boucs émissaires (cf. Lefebvre).

Ces rites de passage, d’initiation, d’intégration sont ceux d’une société. Une micro société, mais d’une société quand même. Évidemment, comme dans toute société, on ne part pas avec les mêmes chances, le même capital social, la même accumulation, mais tout de même. La nouveauté, l’enthousiasme, le sentiment de chacun de se trouver ici dans un Far Ouest ou tout est possible donne à ce petit continent des allures de terre promise. Il crée peut-être en chacun, c’est une intuition, un sentiment communautaire.

Une fois passé le sas technologique, chacun progresse à son rythme et découvre les charmes et les misères de cette vie en micro-société. Les égos s’épanouissent en même temps qu’une civilité nouvelle leur enseigne l’humilité. Même les conflits, même ce qui relève de l’incontrôlé ou de l’incontrôlable sont nommés, ce qui traduit la sophistication de cette vie groupée. Le Twitclash à cet égard montre que la communauté sait désigner et circonvenir les conflits. Et qu’elle sait aussi les juger.

Vivre ensemble, Twit-ensemble

Bref, il se passe sur Twitter quelque chose qui n’arrive pas sur Facebook, il me semble. L’apprentissage d’un langage, d’habitudes, de règles et d’un Twit-ensemble qui mériteraient l’examen plus approfondi d’un sociologue ou d’un anthropologue. Je vous conseille pour cela ce livre formidable et le blog qui va avec. L’examen a déjà commencé puisqu’il existe bon nombre de billets souvent pleins d’humour dessinant une typologie des usagers de Twitter, ce qui en soi, montre la vitesse à laquelle le réseau est capable de se penser lui-même et de s’analyser. C’est bien évidemment d’une toute petite société dont il est question, que dis-je d’un embryon qui ne mérite peut-être pas ce nom.

Mais tout de même, au moment où tant de questions se posent sur notre capacité à habiter et vivre dans le même espace, notre capacité à intégrer ceux qui nous sont étrangers, notre difficulté à nous parler ou à dialoguer, il y a peut-être, du côté de ces nouveaux rites de passage, d’interréaction, de partage et d’intégration sur Twitter une sorte d’illustration ou de métaphore pédagogique à méditer pour mieux vivre ensemble dans l’autre monde, je veux parler de celui où les saisons existent encore.

Photos Loguy pour OWNI et cc FlickR Adam Foster | Codefor, inju.

Article initialement publié sur la Toile de David Abiker.

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